[Article écrit en collaboration avec Brigitte Claparède-Albernhe]
Citoyennes françaises, attachées au devenir d’Israël et engagées dans la société civile à Montpellier, nous sommes parties en Israël en février. Quatre mois après l’effroi qui a suivi le 7 octobre, nous voulions comprendre ce que peut être la vie quotidienne dans cet enchaînement de violence. Nous avons été saisies par la vitalité et l’engagement citoyen, dans un contexte général de défiance vis-à-vis du gouvernement. Nous avons rencontré des hommes et des femmes qui se battent au quotidien pour construire une société meilleure et rendre possible une paix durable dans cette partie du monde.
Depuis le 7 octobre, le niveau de mécontentement vis-à-vis du gouvernement de Benjamin Netanyahou s’est généralisé (32% de confiance) [2] . La promesse sécuritaire n’a pas été tenue, faisant exploser le contrat social. L’incroyable réactivité et résilience des Israéliens a empêché le pays de basculer dans le chaos escompté par le Hamas. Cette puissante solidarité citoyenne a démontré la capacité de la société israélienne à faire bloc et à se substituer efficacement aux manquements des institutions publiques dans le secours aux populations. Issu des récents mouvements de contestation de la réforme de la justice, cet élan citoyen a remis au centre du débat public les revendications de paix et de justice, y compris pour les Palestiniens.
Curieusement, il a été ignoré d’une certaine gauche mondiale, restée insensible à l’attaque du 7 octobre. À notre arrivée, les questions se bousculaient. Les lignes droite-gauche ont- elles bougé depuis le 7 octobre ? Les partisans d’une solution de paix ont-ils perdu espoir ? Peut-on déjà penser le jour d’après ? Les femmes et les hommes, interviewés lors de ce voyage, ont, pour la plupart, radicalement réorienté leur vie, désireux d’agir concrètement. Ils n’occupent aucun poste de pouvoir, et pourtant leur pouvoir de sauvegarde de la démocratie est déterminant. Malgré les tourments de la guerre, les enfants ou les proches sur le front, les nouvelles quotidiennes des soldats blessés ou tués, des femmes et des enfants de Gaza pris sous les bombes, les vies volées des kidnappés et l’ampleur des exactions du Hamas, chacun veut croire à une société plus décente pour tous.
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En réalité, l’engagement en faveur de la paix n’a jamais cessé d’exister, il n’a simplement pas été porté par une représentation politique, par ailleurs de plus en plus déconsidérée par les intellectuels et militants progressistes. Nous avons rencontré des militants des mouvements de paix, qui sont nombreux et anciens en Israël et rassemblent une grande diversité de citoyens. The Parents Circle Families Forum (PCFF) réunit parents palestiniens et israéliens ayant perdu un des leurs en raison du conflit. Roots rapproche colons juifs et voisins palestiniens de Cisjordanie. Women Wage Peace (WWP) [5] , fait dialoguer des milliers de femmes israéliennes juives et arabes, chrétiennes et musulmanes, et poursuit avec Women of the Sun (WOS), association de femmes palestiniennes, un objectif de paix. Il en existe bien d’autres. Ces mouvements ont en commun et pour principe, d’agir au plus près des populations : apprendre à se connaître, à lever les barrières de peur et de méfiance réciproque, à déconstruire la haine en partageant les réalités de l’autre.
L’attaque du 7 octobre n’a pas réussi à renvoyer chacun dans son camp. Liora Hadar, jeune mère de famille et membre de Roots et de WWP, vivant dans une colonie de Cisjordanie, en témoigne : « Après le 7 octobre, après une période « gelée », nous (Roots) avons voulu reprendre nos activités. Mais c’était techniquement difficile, il n’y avait pas de lieux où se retrouver. Impossible de conduire pour aller chez les Palestiniens et de même pour eux, tout le monde avait peur. Nous avons progressivement organisé des rencontres Zoom d’abord entre nous, puis entre Juifs et Palestiniens ». Finalement leur première rencontre physique aura lieu six mois après, l’idée étant d’entendre de chacun des côtés ce qu’est la vie depuis le 7 octobre.
Tous ces militants de la paix partagent le même refus d’une position victimaire, le même sens de la responsabilité individuelle, et ce d’autant plus quand ils sont parents. Bassam, père palestinien endeuillé du PCFF : « Si on arrête de se dire victime, on peut s’alléger de son passé, on peut enseigner autre chose. Pensons à l’avenir, à nos enfants, c’est ça ou bien partager nos cimetières. C’est à nous de choisir, c’est notre responsabilité ». Hyam Tannous, femme arabe israélienne de Haïfa, ancienne inspectrice de l’éducation nationale, militante très active de WWP, évoque elle aussi, sa peine de mère : « Je pleure les fils de toutes mes amies de WWP. En même temps, j’ai peur pour mes enfants en Israël ». Avec ses consœurs israéliennes et palestiniennes, elle a œuvré au succès de « L’appel des mères », pétition signée par des milliers de femmes pour une solution de paix [6].
La plupart de ces mouvements ont déserté le champ du politique, jugé décevant, même si la solution ne peut être que politique. WWP, par exemple, veut faire adopter par le gouvernement une solution de paix négociée dans le cadre de la résolution 1325 du Conseil de Sécurité des Nations Unies. L’unique épilogue envisagé par tous, est de parvenir à vivre ensemble en paix.
En dépit des désillusions, de blessures et de ressentiments avoués, Mazal Renford, militante de la paix de longue date et retraitée de la coopération internationale israélienne, confie « l’humanisme et son éthique ne sont pas morts, c’est même la seule solution, alors autant ne pas perdre de temps. Parlons-nous maintenant, on sait que de toute façon on en viendra à s’asseoir et parler ensemble. Je veux penser à la paix, mais je ne suis plus idéaliste ». Rami, père israélien endeuillé du PCFF, confirme : « On sait maintenant qu’Israéliens et Palestiniens ne vont pas disparaître, les deux ont le droit d’exister et le devoir de co-exister. C’est la seule issue sur laquelle nous devons tous nous entendre, après ce sont des procédures techniques, politiques ».
Hyam Tannous, qui a joué un rôle important dans le rapprochement de WWP avec l’association palestinienne WOS, évoque sa double appartenance comme un déchirement mais aussi comme une opportunité de passerelle entre les deux peuples. « Je suis Palestinienne et Israélienne. Palestinienne, car c’est mon peuple, mes parents ; Israélienne parce que depuis soixante-quinze ans, c’est mon pays et je me sens Israélienne. Ces deux identités font ma force et ce fut difficile après le 7 octobre. Le peuple que j’aime est en guerre avec le pays que j’aime ».
Bassam invite à ne pas renoncer : « Nous sommes l’Histoire. On nous écoute parce que nous sommes l’Histoire, pas des politiciens, ni des Rothschild qui disent ce qui est bien et ce qui est mal, nous sommes des gens simples et nous avons payé le prix fort. Nous avons le droit de parler, nous sommes des combattants. Parler ou garder le silence relève de notre responsabilité. Si chacun pensait à sa propre famille, nous aurions la paix.
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Les guerres avec les nations arabes ont fait de l’histoire d’Israël une lutte pour son existence. En ébranlant les fondements de l’obligation d’humanité, le 7 octobre a mis le pays face à l’intolérable et à l’inexplicable. Il l’a atteint au cœur de sa vocation à être un refuge pour les Juifs. Mais les valeurs qui ont présidé à la création de l’État, même malmenées par l’Histoire, disent la pérennité de la souveraineté démocratique et de la morale collective, en dépit de la tendance à l’individualisme. La solidarité est devenue une règle de survie, une résistance à l’effroi, un lien retrouvé, une lueur pour se projeter dans l’avenir. Les projets de solutions pour le jour d’après se multiplient, la demande pour des élections anticipées grandit. Les Israéliens sont de plus en plus nombreux à exiger une réponse politique et non plus seulement guerrière à ce conflit, à ne plus accepter le piège moral qui s’est refermé sur eux.
Pascale Chen, directrice d’un centre pour la petite enfance, franco-israélienne, membre du comité de pilotage de Women Wage Peace, se dit déchirée. « On ne peut pas ignorer la tragédie humanitaire qui touche Gaza, même si le Hamas a tout fait pour mettre sa population en danger de mort. Il savait que la riposte d’Israël serait terrible. Je suis confrontée à un problème moral, mais je suis israélienne. Nous n’avons qu’un pays, et nous avons mis beaucoup de temps à le créer et à le sauvegarder. J’ai une réaction de survie, et en même temps, cette guerre est terrible ». Pour elle, qui est aussi mère d’un jeune soldat, revendiquer simplement un cessez-le-feu immédiat, sans garantie et sans condition, « c’est rester dans sa zone de confort. N’est-ce pas servir le camp de la haine, celui qui veut nous détruire ? ».
Comment les clivages de la société seront-t-ils affectés par ce cataclysme ? Quelle en sera la traduction politique ? « Il y a tant de questions sans réponses. Nos idéaux se confrontent au principe de réalité. Mais il faut continuer et ne pas avoir peur de douter », conclut Pascale, l’infatigable militante pour la paix.